Il arrive par le train. Il emmène avec lui quelques textes, dans un cartable d'écolier. La lecture est prévue dans un petit théâtre. Il ne monte pas sur la scène. Il se tient debout, dans la première rangée de chaises. Vous êtes assis près de lui. Vous regardez le corps nonchalant, le visage rugueux, tempéré par les mots. À certains moments de la lecture vous ne le voyez plus. Vous ne voyez plus qu'une parole lumineuse. D'autres fois c'est l'inverse. La présence silencieuse recouvre tous les mots. La présence immédiate de chair, de souffle et de fatigue. Le poids de l'ombre. Il a des vêtements simples comme quand on reste chez soi, comme quand plus personne n'est là pour dire à l'enfant de soigner son image, de faire briller son nom. Mais enfin tu ne vas pas sortir comme ça. Il est donc venu comme ça de son enfance, jusqu'à ce soir. Négligé dans sa tenue, précis dans son regard. Les choses qu'il écrit sont fragiles. Il les porte doucement dans le clair de sa voix. De temps en temps il s'interrompt. Il regarde autour de lui. Il y a là moins de vingt personnes. Il est là très près du dérisoire, de la pensée d'une fatigue, d'une pensée fatiguée. Il est là très près de l'essentiel, de cette chose évidente jamais dite pour elle-même : la solitude de toute parole, l'éphémère de toute beauté. Parfois la beauté illumine une voix. La simple beauté de chaque jour dans la vie. Elle éclaire le sang. Elle fait des mots une seule flambée puis s'effondre aussitôt dans le monde - comme un météore sur des terres froides, inhabitées. Et tout est à reprendre. Et tout est à refaire. Il parle doucement. Il a cette courtoisie des contemplatifs, cette douceur farouche de ceux qui n'en ont jamais fait qu'à leur guise, que suivant une pensée d'eux-mêmes dans leurs jours, une pensée non apprise, solitaire. Sa violence est endormie dans sa voix. Elle remue légèrement sous les mots. Sa violence est à ses côtés, comme un enfant que l'on fait patienter près de soi. Il a cinquante ans. C'est l'âge où un homme entreprend l'inventaire de ses biens. C'est quoi, réussir sa vie. Ce qu'on gagne dans le monde, on le perd dans sa vie. Lui, il n'a rien. Il joue depuis l'enfance, sans gains ni pertes. Il élève des cubes de silence sur la page. Il bâtit des châteaux de lumière, il contemple des lézards d'encre bleue. C'est quoi, réussir sa vie, sinon cela, cet entêtement d'une enfance, cette fidélité simple : ne jamais aller plus loin que ce qui vous enchante à ce jour, à cette heure. Emprunter ce chemin qu'on ne suit qu'à s'y perdre. Il n'y a pas d'apprentissage de la vie. Il n'y a pas plus d'apprentissage de la vie que d'expérience de la mort. La rupture avec soi est le plus court chemin pour aller à soi. La rupture avec le tout du monde et de l'âge. À l'école on apprend à s'asseoir sur un banc. Celui-ci ou celui-là. On apprend à obéir pour la suite de sa vie au rang gagné, à la place attribuée dans l'enfance. L'écrivain, c'est celui qui ne gagne aucune place - pas même la dernière. Celui qui se tient comme ça, debout, dans un rang de chaises vides. À nommer le feu d'une voix glacée. Quand c'est fini, quand une fois il a lu au désert, souri dans le vide, vous le quittez sans une parole. Vous emmenez avec vous quelques mots à lui dire, que vous ne trouvez pas. Ce qui vous a touché ce soir-là demeure longtemps hors d'atteinte. En le cherchant vous rendez impossible de le trouver. Vous avez besoin d'un oubli pour l'atteindre. Vous avez besoin de la nuit pour y voir. Ce n'est qu'au terme de plusieurs mois que vous découvrez la vérité de ce soir-là. La vérité de dire, comme celle de taire. La vérité est devant vous, dans le sous-sol d'une maison de retraite. En haut se trouvent les cuisines. Des tuyaux percent le plafond. Un jour gris entre par une petite fenêtre. La vérité est sur des tréteaux dans un cercueil encore ouvert. La vérité a le visage d'un mort. C'est un visage retourné comme un gant. Un visage sans dedans ni dehors. Un mort c'est comme personne. Un mort c'est comme tout le monde. Tout va vers ce visage, comme vers sa perfection. La peur, l'attente, la colère, l'espérance de l'amour et les soucis d'argent, tout va vers ce visage comme vers un dernier mot. Le mort se tait pour dire en une seule fois. Le mort dit vrai en ne disant plus et si, sur lui, l'on jette tant de silence, c'est pour ne rien entendre. Vous regardez. Vous pensez à cette phrase lue l'autre soir par l'écrivain: à mon âge, je paye pour chaque mot. Il y a très peu de différence entre mourir et écrire. Il y a si peu de différence que, pendant un instant, vous n'en découvrez plus aucune. L'écrivain c'est l'état indifférencié de la personne, la nudité indifférente de l'âme. De l'âme comme regard. De l'âme comme absence. Celui qui écrit s'en va plus loin que soi. Il avance à pas de neige. Il parle à mots de loup. Il va vers la parole faible. Il va vers la parole nue, retournée comme un gant. Il éclaire en parlant sa propre absence. Derrière nous se tient un ange. Il est né avec notre naissance. Il grandit et s'épuise avec nous. Au début c'est un jeune homme, presque un enfant. Bientôt c'est un adulte, quelqu'un qui cherche à économiser son souffle. Il tient une hache dans ses mains. Il attend. Jour et nuit, sans murmurer le moindre reproche, sans formuler aucun souhait, il attend. Il ne nous oublie jamais. Le sommeil ni l'amour ne le distraient. Une telle présence, sans défaut. Une telle fidélité, sans amour. Écrire c'est faire retentir sur la neige chaque pas de l'ange. Écrire c'est par instants se retourner, et voir l'éclair de la hache haut levée, d'un seul coup la fin de l'énigme.